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time stood still

Bill Steber

Les mots

L’histoire qui nous occupe aujourd’hui remonte d’une certaine manière au mois d’août 1992, lorsque Bill Steber, photographe de presse pour un quotidien de Nashville et passionné de blues, s’arrêta dans la petite ville de Leland, en plein cœur du Delta du Mississippi, pour y rencontrer Son Thomas, artiste et musicien qui, à lui seul, incarnait tout à la fois la réalité et le mythe du blues, dans cette région du monde qui lui a donné naissance.
Très vite, Steber se rendit compte qu’en dépit de changements irréversibles dans la marche du monde, le temps s’était en quelque sorte arrêté le long de la Highway 61. Il entreprit dès lors de documenter passionnément la survivance de cette culture indissociable des États-Unis et en particulier de la communauté afro-américaine. Tout le monde s’accorde à dire que le blues a donné naissance à tous les autres genres qui tissent la toile de la musique populaire américaine, du jazz au rap, en passant par le rock’n’roll, le bluegrass et certains aspects du folk, du gospel et de la country.
Cela fait désormais plus de trente ans qu’il parcourt les chemins de traverse du Mississippi pour témoigner du fait que le blues est loin d’être moribond, que le flambeau passe de génération en génération. Portraits de musiciens, bien sûr, mais aussi éléments essentiels d’un univers qui a nourri et nourrit encore leur propos : culture et récolte du coton, métayage, prisonniers enchaînés travaillant dans les champs sous la surveillance de gardiens à cheval, juke joints et pique-niques champêtres, baptêmes collectifs dans les eaux boueuses du fleuve,…
Dans la galerie proposée par Bill Steber, on retrouve quelques noms célèbres, comme John Lee Hooker, B.B. King ou R.L. Burnside, mais aussi – surtout !? – des bluesmen qui entretiennent la flamme à l’écart des médias, qui ne se soucient pas outre mesure de succès ou de reconnaissance, si ce n’est celle de leurs amis. Aux scènes des grandes salles, des grandes villes, peut-être préfèrent-ils le porche de leur modeste maison, la présence de quelques inconditionnels, qu’ils soient venus en voisins ou de l’autre bout du monde.
Longtemps, c’est au moyen format que le photographe a opéré, réalisant ses propres tirages en chambre noire.
Plus récemment, il est tombé sous le charme de procédés anciens – plaques de verre au collodion, ambrotypes, ferrotypes – pour, dit-il, « explorer la culture américaine du 21e siècle à l’aide d’outils issus du 19e siècle ».
Il a par ailleurs élargi son champ d’investigation puisque, tout en faisant toujours poser des musiciens (Valerie June, Robert Belfour, Jimmy « Duck » Holmes,…), il parcourt désormais tous les États du Sud pour illustrer à sa manière l’essence du Southern Gothic ou réaliser d’étonnants portraits de protagonistes de sideshows, ces attractions de foire indissociables de la culture vernaculaire américaine. Avaleuse de sabres, diseuses de bonne aventure et femme-serpent sont au rendez-vous ! Ici aussi, le temps semble s’être arrêté.
Leland est importante à plus d’un titre dans notre aventure : si c’est effectivement là que cette « quête » a commencé pour Bill, c’est là également – et plus précisément aux cimaises de l’improbable Highway 61 Museum – que j’ai été mis en présence de son travail en 2011, à la faveur d’un voyage lui aussi placé sous le signe du blues rural. Ce qu’il avait photographié me parlait, m’intéressait mais, plus encore, c’est sa signature visuelle qui m’a convaincu que j’étais en présence d’un photographe qui parvenait à transcender son sujet. Faut-il y voir la marque d’un quelconque mojo, un sort jeté par l’un ou l’autre sorcier hoodoo ? Toujours est-il que ce jour-là dans le lobby du musée, le fils de Son Thomas, Pat, jouait de la guitare et chantait pour les (rares) visiteurs.
Je ne m’aventurerai pas à échafauder la moindre théorie, à avancer la moindre suggestion… Je m’en tiendrai à la formule éprouvée : « nothing but the blues ».

Alain D’Hooghe