Les mots
«Aujourd’hui comme hier, un même ciel illumine le paysage où je m’invente. Peu importe où je regarde, sa lourdeur de plomb est trop intense pour être oubliée; dans son manteau gris se cache la tombe d’un homme. Dernière journée à Madrid. Mes sens s’étirent à force de respirer sous ce ciel visible dans des chambres mortes. Je me demande pourquoi hurle ce ciel qui se reflète dans mes rétines. Toujours. Sa voix grise voile mon regard, le déforme, m’éblouit. Je la voix dans d’autres yeux. Même mes amis n’échappent pas à l’influence de ce ciel qui envahit le paysage où je m’invente. Mes yeux sont les témoins muets de nos souffrances sous ce ciel. Mes propres peurs me reviennent de cet horizon. La panique n’a aucun mal à prendre le dessus, où que ce soit. Je n’ai jamais trouvé le moyen de la contrôler, pas sous ce ciel qui exige un acte de foi dans ce que je vois. Je pense à voix haute. Voilà comment ma peur s’approprie son propre moment d’éternité.
Un jour, un homme qui lisait dans les lignes de ma main y a vu l’abysse de mes émotions. Il disait que je pourrais être heureux. Je me demande comment ce serait possible alors que je suis éternellement insatisfait. De plus, il prétendait pouvoir me guérir… de quoi?… De l’espoir qui me fait défaut? Pas de guérison possible sous ce ciel. Blasphèmes de regret. Voix de l’absence. Mon propre visage. Symptômes de démence. Aujourd’hui comme hier, la mort écrit mon nom dans ce même ciel qui surplombe ce paysage où je m’invente.»
Alberto García-Alix
Alberto García-Alix admet vivre dans un chaos constant. Il conçoit la création comme des montagnes russes. Tout comme ses idées apparaissent soudain pour inonder son cerveau, il en va de même de ses souvenirs, comme s’ils entraient sans frapper et envahissaient son espace. Alberto, une âme de voyageur au long cours, navigue à la barre d’un bateau lancé sur le vaste fleuve de ses souvenirs, les laissant alors emporter par le courant qui les mènera vers la mer et au-delà, jusqu’à l’inatteignable horizon. Les paysages d’Alberto sont autant de témoins d’un infini, un endroit où se perdre et, dans le même temps, le lieu où évoquer un passé qui ne cesse de grandir, comme une balle poussée par un scarabée. Tel Sisyphe, García-Alix traîne sa propre balle tout au long de sa vie, vers une fin qui redevient le présent. Encore et toujours.
Alberto évolue dans un espace-temps instable ou, comme il le qualifierait lui-même, mystérieux. La photographie constitue pour sa part une tentative – évidemment vouée à l’échec – de dompter le temps. García-Alix transforme cette frustration en véritable obsession; submergé par ce mystère, il fait face à ses propres peurs. Des peurs mises à nu dans ses paysages.
Un jour que je l’accompagnais par les rues de Buenos Aires, Alberto ne cessait de regarder le ciel constellé de sommets d’immeubles inaccessibles, comme autant de moulins à vent qu’il aurait à combattre. Alors que je lui demandais ce qui lui faisait choisir tel immeuble plutôt que tel autre, il me répondit: «Je regarde dans le viseur et quand ce que je vois m’effraie, je déclenche.» Pour Alberto, cette peur provoque l’indispensable tension, comme l’arc que l’on bande avant d’envoyer la flèche au cœur de la cible. Il cherche la même tension lorsqu’il réalise un portrait. Il tend la corde jusqu’au point de rupture, puis il tire. Parfois, la corde se rompt et tout est à recommencer. Bander l’arc, tel un Ulysse contemporain.
Cette exposition constitue une partie de l’Odyssée d’Alberto. Elle recrée une épopée personnelle : un univers mythologique infesté de personnages intrigants et de lieux qui semblent lointains. On pense alors à ces voyages et à ces épreuves qu’il faudra passer avant d’atteindre la destination finale. Ici encore, comme un marin cherchant le port, Alberto navigue sur des eaux agitées et sur les vagues de la mémoire, tentant vainement de se maintenir sur les crêtes qui lui permettraient d’apercevoir la terre qu’il n’atteindra jamais. Rien que des vagues, aussi loin qu’il puisse voir. En photographe, il a accepté son destin: scruter l’horizon, à jamais.
Nicolas Combarro