American tintypes
Les mots
Mis au point dans l’Ohio en 1856, le procédé du ferrotype (tintype) est constitué d’une mince plaque d’acier recouverte de laque noire sensible à la lumière, l’image négative obtenue après l’exposition apparaissant comme positive en raison de ce fond sombre. Non reproductible (sauf à le rephotographier), chaque tintype est par définition unique.
Ce procédé s’est rapidement imposé sur tout le continent nord-américain, devenant le moyen le plus aisé et le moins coûteux de réaliser des portraits photographiques, supplantant ainsi le daguerréotype et les tirages à l’albumine, réservés aux plus fortunés.
Une fois révélée, la plaque était recouverte d’un vernis protecteur et insérée dans un écrin recouvert de cuir ou plus simplement dans un passe-partout en papier, pour rejoindre ensuite l’album familial, ce véritable reliquaire domestique.
De la prise de vue à l’objet finalisé, le processus ne demandait que quelques minutes (y compris le coloriage: un peu de rose sur les joues, quelques couleurs pour faire ressortir un accessoire vestimentaire, l’une ou l’autre touche d’or pour mettre les bijoux en valeur).
Ainsi, les modèles pouvaient s’en retourner chez eux en emportant immédiatement leur image fixée pour l’éternité, et ce pour quelques cents.
Tant pour des raisons pratiques qu’économiques, la plupart des caméras pouvaient être munies d’objectifs multiples, chaque plaque autorisant dès lors plusieurs vues différentes (les formats les plus courants étaient le sixième de plaque, principalement destiné aux albums, et le neuvième ou le douzième de plaque, souvent conservés dans un étui ou sertis dans un médaillon)
En quelques années, des milliers de photographes ont ouvert des studios jusque dans les villes les plus reculées du continent tandis que d’autres optaient pour l’itinérance, installant leur studio-tente dans les campagnes en suivant généralement le calendrier des foires ponctuant la vie locale.
Pour se faire tirer le portrait, on vient seul, en couple, en famille, entre amis, entre collègues; on s’habille de son mieux quand on en a les moyens, sinon l’habit de tous les jours fait l’affaire. Dans la plupart des cas, on ne sourit pas, le visage paraît empreint de gravité: la démarche reste intimidante, le résultat voué à la postérité.
On pose parfois en extérieur mais le plus souvent devant un fond, simple drap blanc ou toile peinte évoquant un paysage bucolique ou un intérieur plus ou moins luxueux. Quelques accessoires meublent l’espace: une chaise, un fauteuil, un banc, un rocher de carton-pâte, un guéridon apportent un semblant de contenance.
Même s’il fut utilisé jusque dans les années 1930, l’âge d’or du tintype se situe entre les années 1860 et 1890, son déclin commercial coïncidant avec l’apparition des appareils Kodak autorisant les amateurs à pratiquer eux-mêmes un médium jusque là réservé aux professionnels.
Les quatre décennies qui nous occupent ont profondément marqué et transformé l’histoire des États-Unis: guerre de Sécession, abolition de l’esclavage, ségrégation, conquête de l’Ouest et installation de colons sur des terres inconnues, guerres indiennes, ruée vers l’or, immigration importante en provenance d’Europe et d’Asie, construction du chemin de fer, industrialisation, commercialisation de l’agriculture, luttes ouvrières, engorgement des grandes villes,…
Nul besoin de recourir aux manuels d’histoire: le cinéma, la télévision, la littérature, la musique parfois nous ont rendu tous ces épisodes on ne peut plus familiers; d’une certaine manière, ils font désormais partie de notre mémoire collective, presque de notre propre histoire, en tout cas de notre mythologie.
Néanmoins, ces hommes, ces femmes et ces enfants que nous regardons et qui nous regardent nous renvoient autant à la réalité qu’à nos fantasmes. Rien ici d’édulcoré ni de licence fictionnelle: souvent sans le moindre apprêt, ceux qui choisissaient de poser pour l’objectif du ferrotypiste ne répondaient qu’à une envie, qu’à un besoin: «Voyez-moi tel que je suis à ce moment précis de mon existence.» Et ne m’oubliez pas, est-on tenté d’ajouter.
Un siècle et demi plus tard, la charge émotionnelle est intacte, voire accrue. Nous ne saurons rien – ou si peu – de ces êtres au destin banal ou tragique, rien de leurs bonheurs ni de l’âpreté de leur vie, mais à les regarder aujourd’hui, rien ne nous empêche d’imaginer, de rêver, de les faire entrer dans notre quotidien comme ils nous invitent involontairement à pénétrer le leur.
C’est cela, aussi, la magie de l’image photographique.
Longtemps confiné dans les marges de l’histoire, le tintype connaît aujourd’hui une véritable reconnaissance (en particulier depuis l’exposition révélatrice qui lui a été consacrée en 2008 à l’International Center of Photography de New York), de même que l’engouement de collectionneurs de plus en plus nombreux, enthousiasmés par ces images à la fois séduisantes et émouvantes, témoignages uniques de pans entiers de la culture vernaculaire américaine.
Cet ensemble exceptionnel de quelque 150 images réunies ces cinq dernières années sera montré pour la première fois à l’occasion de cette exposition.