Les mots
Si la récente rétrospective présentée à la Bibliothèque nationale de France l’a révélée au grand public, l’œuvre d’Anders Petersen (Stockholm, 1944) est connue et appréciée des amateurs et collectionneurs de photographie depuis plusieurs décennies, plus précisément depuis la publication à la fin des années 1970 de Café Lehmitz, un livre essentiel dont l’édition originale suscite aujourd’hui la convoitise des bibliophiles.
Ce travail rend compte, sur une période de trois ans, d’une immersion au quotidien dans un bistrot de Sankt Pauli, le célèbre quartier chaud de Hambourg. Tout à la fois acteur et spectateur complice de ce qu’il y vit et voit, Petersen photographie ceux qu’il y côtoie: prostituées, travestis, marins en bordée, ivrognes, mauvais garçons, laissés pour compte, naufragés de l’existence. Entre le jukebox et le flipper, dans les effluves de bières, les couples se font et se défont, s’embrassent et se querellent, dansent, se réfugient dans la solitude, s’inventent des personnages. Au Café Lehmitz, les masques tombent, les sentiments exacerbés par l’alcool et – parfois – la désespérance dévoilent des êtres hors norme.
À son retour de Hambourg, Anders Petersen enseigne sous la houlette de Christer Strömholm (qui fut à la fois son professeur, son mentor et son ami) et travaille essentiellement pour la presse, avant de se consacrer pendant une décennie à trois essais sur des lieux de confinement: une prison, un hôpital psychiatrique et une maison de retraite. Dans ces univers clos, le photographe place une fois encore l’humain au centre de ses préoccupations, montrant son dénuement, sa fragilité, sa détresse.
On pourrait qualifier cette photographie d’humaniste, mais il s’agit ici d’un humanisme débarrassé de toute dérive moralisatrice ou même bien-pensante. Les hommes et les femmes sont avant tout des victimes, désarmés face aux coups que la vie ne manque pas de leur infliger.
Si la gravité de ces sujets impose la rigueur et une éthique à toute épreuve, Petersen s’autorise depuis ses débuts une totale liberté formelle, tournant le dos à l’académisme et allant droit à ce qu’il considère comme essentiel: partager ses émotions, son vécu. Devant ses images, on pense à Strömholm, bien sûr, mais aussi à Moriyama, au William Klein de New York, à Robert Frank. Quelle que soit la distance, les cadrages sont audacieux, les tirages très travaillés sont âpres et tranchants, les blancs éclatants et les noirs profonds prenant le pas sur les demi-teintes. Des photographies hors norme.
Aujourd’hui, Anders Petersen n’éprouve plus le besoin de recourir à des sujets autres que sa propre vie, que ses propres expériences, son œuvre lui tenant lieu de journal.
Inlassablement, il va à la rencontre de ses semblables, allant jusqu’à déclarer que la photographie ne serait pour lui qu’un prétexte à ces rencontres.
Et, qu’il soit chez lui en Suède, à Rome, à Londres ou en France, ceux et celles qui l’attirent mènent le plus souvent – comme lui – des existences en marge des conventions. Qu’ils l’aient choisi ou qu’ils y soient contraints, ses modèles semblent tous sortir du schéma d’une société par trop policée.
Mis en confiance par la réelle empathie dont Petersen fait preuve à leur égard, ils se livrent à son regard sans fard ni fausse pudeur, se mettant à nu pour rejoindre ce qui apparaît comme un interminable autoportrait.
Anders Petersen, photographe hors norme.
Exposition réalisée en collaboration avec VU’ la galerie (Paris)