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Sasha

Claudine Doury

Les mots

Depuis quelques années, expositions, livres et projets se multiplient autour des thématiques abordant l’adolescence. Séries de portraits, instantanés d’ambiance, mises en scène et témoignages donnent le sentiment que, au moment où elle s’angoisse du monde qu’elle va laisser à ses enfants, alors qu’elle les transforme en consommateurs de plus en plus tôt, alors que derrière les apparences de grand libéralisme elle les norme de façon beaucoup plus pernicieuse qu’auparavant mais avec d’autres valeurs, notre société éprouve le besoin d’explorer ce moment de passage qui voit sa progéniture lui échapper au fur et à mesure qu’elle affirme sa personnalité. Parce que, secrètement, elle sait qu’elle ne la connaît pas plus qu’elle ne la comprend.
Alors, lorsque Claudine Doury réunit les images qu’elle a réalisées de sa fille Sasha – et certaines avec elle –, on se dit d’abord, une de plus. Puis, pour peu que l’on regarde, on saisit la singularité d’un propos qui échappe à bien des écueils du genre, à commencer par celui de ces mères complices qui, terriblement présentes dans l’intimité de leurs ados d’enfants, les photographient pour continuer à exercer sur eux (et elles) une forme de contrôle qui leur échappe. Pour que les choses soient claires, il ne s’agit ici ni de jugement moral, ni de remise en cause d’esthétiques qui sont souvent remarquables. Simplement d’une constatation sur laquelle chacun pourra, ou non, s’attarder
Sasha, qui fut petite fille, a grandi. Sasha devient une jeune fille et se cherche aussi bien dans le miroir que dans le territoire qui fut celui, originel, de sa mère. Un territoire de forêt, de magie et d’images donc, de ces territoires dans lesquels on peut inventer contes et illusions, croiser des elfes et recouvrir de boue son corps qui change, qui devient un instant statue éphémère et sort ensuite de sa gangue. Un monde aquatique aussi, comme pour une renaissance dont la pureté se parera de robes blanches pour fêtes de contes de fées d’un autre âge. On pourra marcher sur les eaux, en avoir l’illusion au moins, comme l’on rêvait, plus jeune, de voler. On pourra ressortir de l’eau, en compagnie de la copine, l’amie, le double, coiffées d’algues vertes, devenues le temps d’une baignade des personnages sans identité dans une nature intouchée. Il y aura la tentation d’Ophélie quand l’eau, parfaitement étale, en miroir, laissera apparaître le seul visage et une certaine gravité. Comme souvent, on sentira que tout se passe à l’intérieur, qu’il s’agit d’indicible. On pourra jouer, à la limite du cauchemar qui guette tous les rêves, s’enterrer à moitié dans le grand champ d’herbe, puis redevenir une autre et s’attarder, sérieuse, à contempler les limaces qui ne font pas vraiment la course. On pourra détenir le renard mais on s’enfuira dans un grand envol de poussière blanche, de bribes de temps. Puis, un jour, on coupera la tresse blonde et on la conservera comme la photographie conserve dans le miroir l’image du visage. Son visage? Un autre visage? Temps de doute.
Tout cela n’est possible que parce que la lumière et les couleurs, apaisées, nimbent tout d’un camaïeu savant dans lequel dominent les verts qui côtoient les bruns. Parce que, visiblement, ces images sont acceptées mais que le calme et l’absence d’anecdote, une rigueur tendue et une indiscutable beauté offrent une apparence sensible: celle qui dissimule un bouillonnement et des déchirements intérieurs.
C’est ainsi que rien ne laisse prise à nos voyeurismes et que nous restons là, à la fois fascinés et frustrés, comme on l’est à cet âge de la vie, dans cet intermède excitant et effrayant, et ce, que l’on soit celle qui vit la transformation, celle qui la regarde en cherchant à la mettre en forme sans la décrire alors qu’elle en est également actrice ou bien nous, parfaitement extérieurs et qui regardons. Une alliance de mystère, de magie, de temps indescriptible et de beauté parfois vénéneuse installe un monde en suspension. Nous sommes parfois tentés de nous y perdre mais nous constatons bien vite qu’il nous est impossible d’y pénétrer.
Nous avons, sans doute, trop vite oublié que nous avons vécu cela et n’avons su le préserver suffisamment. Une gravité, une tristesse légère, nous envahissent alors. Les feuilles jaunissent un peu au bord de l’étang. Il est trop tard. Le temps a passé.
Christian Caujolle
Extrait de Sasha, Le caillou bleu, Bruxelles 2011

La presse