Les mots
À l’inverse de Graciela Iturbide, peu de photographes contemporains peuvent se prévaloir d’une œuvre jalonnée d’un nombre aussi important d’icônes quasi universelles.
Qu’il s’agisse de la matrone coiffée d’une couronne d’iguanes vivants, de la jeune fille traversant le désert avec pour seul bagage un improbable radio-cassette, ou encore de cet homme entre deux âges contemplant, incrédule, l’envol d’une bande d’oiseaux, ce sont autant d’images immédiatement et à jamais gravées dans nos mémoires.
Celle qui fut l’élève, puis l’assistante de Manuel Álvarez Bravo – avant d’être reconnue comme son héritière spirituelle – figure aujourd’hui sans nul doute comme la plus digne représentante, en matière de photographie, de ce réalisme magique qui semble marquer de son sceau les formes les plus diverses de l’art et de la culture latino-américains et plus encore ce qui nous vient du Mexique.
Les membres du jury de la fondation Hasselblad ne s’y sont pas trompés, lui décernant en 2008 le très prestigieux Hasselblad Award.
Ici, pas besoin de mise en scène, de détournement du réel: il suffit de regarder d’un œil attentif et prédisposé pour que tout paraisse relever du rêve, de la légende, d’un monde à l’écart du monde. Comme si le Mexique figurait un théâtre à grande échelle, comme si ses habitants avaient endossé les défroques adéquates pour jouer sur une scène où l’on passerait sans transition de la comédie la plus burlesque au drame le plus sombre.
Longtemps, Graciela Iturbide fut surtout connue pour une série réalisée à Juchitán, cette petite ville de l’État d’Oaxaca principalement régie par ses habitantes – sans que l’on puisse pour autant parler de matriarcat mais de la perpétuation de lointaines structures sociales zapotèques.
Mais il n’y a pas que Juchitán et ses maîtresses-femmes. L’œuvre recèle bien d’autres joyaux, diamants bruts, sans la moindre afféterie.
Iturbide aime son peuple et sa vie sans luxe. Elle aime ces enfants aux ailes immaculées, angelots pas encore confrontés aux réalités adultes, ces hommes aux visages burinés par trop de soleil et trop de misère, ces êtres frustes qui vont à l’essentiel et dialoguent avec la mort.
Tout ici relève de l’union bénie entre les éclairs du poète et la rigueur de l’anthropologue attaché aux rites et aux coutumes. Le temps est confiné à une autre dimension, absent de ces images qui nous emmènent vers un ailleurs à la fois onirique et bien ancré dans le réel.
Depuis quelque temps déjà, Iturbide a élargi son territoire photographique, opérant désormais aux États-Unis, en Italie ou en Inde et privilégiant le carré du moyen format.
Si la photographe fut un temps attachée à son médium pour ses vertus cathartiques – il s’agissait pour elle de conjurer le sort de la perte d’un enfant –, sa pratique s’est muée en une célébration de la vie, souvent symbolisée par des images d’oiseaux, plus souvent encore par des images d’oiseaux en plein vol. Elle les surprend où qu’elle soit, où qu’elle aille, feux d’artifices vivants, nuages, tornades…
À défaut d’ailes, Graciela Iturbide vole grâce à ses yeux. Ce sont eux qui la libèrent de la pesanteur, qui lui permettent de voyager, qui lui permettent de poser un regard à la fois distant et plein d’humanité sur le monde.
Et, généreusement, elle nous invite à partager ses émerveillements.