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Rivages

Harry Gruyaert

Les mots

Il est des moments où une œuvre se rassemble. Retraversant les chemins qu’elle a tout du long parcourus, elle s’énonce soudain d’un jour nouveau qui avait jusqu’alors échappé au regard comme à l’analyse. Harry Gruyaert nous livre avec ses Rivages un vibrant secret. Ainsi se tenait là le point de synthèse d’un travail dont on appréciait déjà la lumière, la couleur et l’intensité, comme la façon dont il a renouvelé l’iconographie du paysage. Longtemps, en chaque lieu, en chaque contrée, ses pas l’ont donc porté vers les bords du monde – et le bord de l’acte de photographier. Comme si, atteignant l’ultime de la terre, le photographe cherchait à capter ce qui se dérobe, fixant la paroi sensible entre ce qui nous tient et ce qui nous échappe. Comme s’il lui avait fallu confronter le sens de sa démarche photographique à la ligne d’horizon – «The Edge» –, cette singulière frontière où la terre s’achève ou s’absente pour mieux s’ouvrir à cet infini où le ciel et la mer s’inversent et se confondent. Il est vrai que sa culture est celle des tableaux flamands où des ciels chargés de nuages bas répandent çà et là des écharpes de lumière et des flaques d’eau sur de longues étendues de paysages languides.
Aussi, le Maroc et ses poussières d’Orient autant que la Belgique et ses embruns glacés ou l’Inde et ses parfums enivrants comptent-ils parmi ses territoires d’élection. Là, comme ailleurs, prélevées par un regard à l’affût – attentif et complice tout à la fois –, ombre et lumière, geste et regard, transparence et profondeur viennent à la surface de l’épreuve de papier – surface sensible par excellence – faire image, faire l’image. Harry Gruyaert est donc un étonnant voyageur. Et si son œuvre photographique est célébrée depuis presque trente ans maintenant, cette «exposition manifeste» révèle son caractère profondément singulier. Ainsi a-t-il pu imposer une approche européenne de la couleur à la hauteur des plus grands photographes américains du genre, de Joel Meyerowitz à William Eggleston. Mais la coupe transversale que nous permet aujourd’hui cette exposition souligne l’acte poétique qui sous-tend toute son œuvre: la fulgurance de l’instant et du hasard.
Les images d’Harry Gruyaert s’ouvrent ainsi sur un réalisme paradoxal, une approche, une proximité plus qu’un spectacle. On parle trop souvent de «capture» en photographie; le terme est trop impérieux, ou trop autoritaire. Chez Harry Gruyaert, c’est plutôt ce qui est photographié qui captive, attire, accapare ou aimante son regard. Lui ne fait que recevoir et enregistrer, avec ce qu’il faut de sensibilité et d’intensité pour apporter la densité et la luminosité nécessaires. Et leur élégance sensuelle est portée par une composition sans faille. Rien n’est ainsi, chez lui, «désaffecté». Les photographies de rivages d’Harry Gruyaert nous touchent parce qu’elles se situent très justement au plus près de la vie comme au plus près du réel. Et si leur temps est celui de l’attente et de l’attention, elles n’ont rien du monde silencieux, des lumières froides, des lignes abstraites ou des étendues dénuées de toute empreinte humaine que l’on retrouve chez nombre de ses confrères. Les rivages d’Harry Gruyaert ne sont jamais une barrière ou une séparation, mais un lieu habité où se tissent et se trament un fin réseau de lumières et de couleurs, mais aussi de situations, d’objets, de gestes ou de regards. Elles bruissent, vibrent et s’enchantent ainsi de leur calme et de leur sérénité, prenant le désir et le plaisir soudains comme guide et comme nécessité. Elles trouvent leur propre rythme comme l’on dit «trouver sa propre respiration». Et ramènent dans leur filet la vision d’un monde enfin apaisé et compris, sinon vécu. Aussi la photographie chez Harry Gruyaert n’est-elle pas seulement une conscience du monde mais surtout une conscience de son humanité. En deçà, il y a bien sûr une pensée au travail, un regard défini par des principes et des règles, une œuvre qui ne méconnaît rien de la peinture classique. Ainsi, sous une construction picturale très structurée et rigoureuse, est mise à profit l’utilisation d’une lumière qui inonde l’espace, glissant du sol à la surface de l’eau, étageant les premiers plans et les arrière-plans dans un flux spatial et temporel continu – où tout d’un coup, l’aube rejoint le crépuscule, et l’espérance portée par les premières heures du jour la mélancolie de ses derniers feux –, reliant en contre-jour des éléments fragmentés issus du réel d’une situation ou d’une narration donnée. En outre, la linéarité des formes, la touche légère, la lumière diffuse, les couleurs aériennes, les ombres profondes, les contrastes subtils donnent le sentiment de mystère.
Il n’y a donc pas de vérité établie dans les rivages d’Harry Gruyaert, juste ce «moment de temps pur» qu’évoquait Marcel Proust: une échappée, un chemin de traverse, un accident fécond et jubilatoire, comme si la peau de la photographie se retournait sur le grain de la sensation. Et c’est sans doute cela la spécificité de son regard: non pas monumentaliser, fixer le rivage mais, entre exploration intuitive et introspection méditative, l’effleurer, le redécouvrir ou le faire renaître. Photographier devient cette façon singulière de faire surgir les conditions d’un émerveillement. Offrir au sensible ce qui advient. Accrocher ou retenir une émotion, une intensité à l’instant fragile de l’apparition. Donner à l’air, à la lumière et au temps, enfin, le cadre ténu de la photographie.
Charles-Arthur Boyer
(in Rivages, Textuel, Paris 2008)