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Bois dormants

Hugues de Wurstemberger

Les mots

« Le carnet de notes a croqué du temps pour devenir, d’esquisses en album, cette chronique lacunaire des miens, Brigitte ma femme, Pauline et Pierre nos deux
enfants. L’histoire va de l’un à l’autre, de la mer à la montagne, de ma vieille mère à ses petits-enfants, du souvenir au chaos de la vie. Là-bas le sable se déplace, ici la
neige fond, ici et là, la trace est furtive (…)
Dans le coma de ma salle obscure cet herbier monté, coupé et remonté, se projette comme un vitrail. Au hasard de la lumière et du temps, au travers de lieux où nous
avons vécu et sommes passés sans laisser d’autres traces que nos ombres au sol. Après cela devient un voyage intérieur, fragmentaire (…)
Pauline reçoit sa première lettre d’amour. Il ne signe pas Boris. Il l’a tapée sur l’ordi de son père mort en mer l’été dernier. À la fête de l’école, il est vampire. Elle affiche
sur sa porte « Interdit aux garçons, même papa ». Pauline a plein de copines. Elles se déguisent en fées roses, mariées, belles danseuses, sirènes. Elles squattent et
verrouillent la salle de bains. Si je donne le mot magique, je peux entrer. Dans son coin Juju se déguise en indien, requin, romain, carton, nuit et s’ennuie. Il se cache
dans ses cabanes, macère. Dans leur théâtre, les filles lui accordent le rôle du petit serviteur chinois Ki-Di-Rien. Applaudissements, première neige, les feuilles, en
narcose sur le tronc. (…)
Parfois, il y a la grâce. Puis des images, parfois rien. Je ne vois rien. Dans la maison, il y a trois chats. Quand Juju cherche sa tortue, il ne la trouve pas. Yougoslave, elle
aime les tomates et sa brouette en fer. Isabelle est morte, c’était la reine des merles. Pauline n’attache plus ses lacets. Juju déniche des tas de trucs, des clous, des écrous,
des vieux sous. Il traverse la rivière, trouve un caillou. Les lèvres violettes. Il caille, déteint, se frippe. Brigitte coupe ses ongles, il pleure. Petits croissants noirs au fond
de la baignoire.
Dans un petit hôtel en bois, seul, le ciel s’ouvre, se ferme. Je suis en reportage, je suis un rapporteur. Rentré à la maison, c’est l’été. La voiture pleine peine. Sur la
plage la famille écume le sable. Page blanche. La houle défait doucement les devoirs du cahier d’écolier. Lentement, Juju joue avec son ombre, Pauline avec le soleil, sa
peau, ses cheveux se dorent. Peau de pêche. On pêche des petits poissons flamme.
Pauline a dix ans. Maintenant Juju ne veut plus qu’on l’appelle Juju. C’est PIERRE. »
H2W
(Extrait de Pauline et Pierre, éditions Quo Vadis, Bruxelles 2005

La presse