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Trans

Klavdij Sluban

Les mots

Le photographe se déplace à pied à travers les villages d’un Far East abandonné… Où sont passés les habitants? Il en reste quelques-uns, emmitonnés dans le brouillard, quelques bêtes en fuite ou le dos au mur. À la recherche d’êtres humains, le photographe insiste au-delà de l’Europe, il pénètre en Asie, Russie, Mongolie, Chine, avec le transsibérien, mais il ne rencontre aucune densité humaine. Partout la géographie prédomine et rend l’espèce humaine négligeable. En Sibérie, le lac Baïkal, le plus profond sur terre, le plus riche en oxygène, est une pupille aveugle, vu du train qui passe. Ceux qui se font de l’Asie une idée écrasante et milliardaire en vies humaines, grouillement qui essaime déjà chez nous, reçoivent la prophétie d’un monde dépeuplé, le résidu d’une sorte de démission en masse, un reste qui décourage d’y vivre.
(…) Plus qu’un cheminement vers un Est considéré comme un temps précédent, le voyage du photographe pénètre un futur, ouvre une brèche dans son mur. Le photographe visite l’Est en pèlerin qui interroge un oracle. Il en obtient des visions au milieu de vapeurs et de fumées. L’Est est un futur en déroute, le prolongement d’un temps à venir de l’humanité qui frétille encore de la queue, mais faiblement. (…) Du siècle le plus bruyant, le plus grand producteur de fracas mécaniques, on passera au silence. Le compagnon d’avenir sera le silence des rendus muets. (…)
Le photographe a la nostalgie de la neige maternelle de l’enfance qui le rebordait dans son coin de terre, mais ici la neige est devenue une lèpre blanche, elle ne recouvre pas le sol, elle le ronge. Son silence est oppressant. Le photographe utilise rarement une vitesse d’exposition rapide pour fixer une course, un mouvement. Il laisse plus souvent un temps de pose plus long sur le diaphragme fermé, pour que le silence imprègne la pellicule. L’immobile a besoin de plus de temps pour affleurer. L’immobile est l’état de grâce du moment messianique, non pas l’exaltation d’un avent, mais une fin de course.
Quatre minces bouleaux se détachent du bois, leur tronc blanc fait sentinelle et annonce le retour de la terre à elle-même, sans espèce humaine, restituée au vent. C’est pourquoi je suis ému par l’unique saut dans le passé, la course des marins à l’assaut sur l’esplanade du palais d’Hiver. Le photographe n’y était pas, mais il a voulu y être quand même, il a photographié un tableau exposé au musée de Saint-Pétersbourg, Leningrad pour nous du xxe siècle. Le seul mouvement de mase vient d’une peinture, à l’aube du temps des révolutions. Ceux qui ont l’oreille visionnaire peuvent entendre le bruit des balles et de la neige piétinée. Les rapports de force entre oppresseurs et opprimés changeaient dans le monde avec les révolutions de l’Est. Notre siècle fut un siècle d’insurgés.
Une autre photographie revient à un portrait de notre temps : le visage d’une femme aux lèvres entrouvertes pour un baiser au néant, inversé dans un reflet. Elle s’adresse à un point qui la sépare irrémédiablement. C’est tout l’Est qui regarde ainsi vers l’Occident. C’est le regard le plus muet de toute la série, il offre et réclame un salut, et fait le silence en qui regarde.
Erri De Luca
(extrait de Transsibériades, éditions Actes Sud, 2009)