Les mots
À remonter le cours de l’histoire jusqu’à l’époque lointaine de l’empereur Hadrien, on s’aperçoit que dans leur grande majorité, les natures mortes figurent bien davantage que des compositions strictement formelles, plus ou moins élaborées, d’objets inanimés.
Le plus souvent, faisant appel à la métaphore et à une symbolique qui peut s’avérer obscure pour le non-initié, elles expriment des sentiments, des états d’âme, tout en mettant l’accent sur l’importance – et la beauté – de tout ce qui nous entoure.
Alors, bien évidemment, les natures mortes de Toni Catany ne dérogent pas à cette règle et s’inscrivent en plein dans cette tradition millénaire. Il en va ainsi depuis que l’artiste s’est essayé au genre dans les années 1970, ne sachant pas alors qu’il constituerait le fil conducteur de toute son œuvre.
Du portrait au nu, du paysage à – dans une moindre mesure – la photographie de rue, Catany a toujours navigué au gré de ses humeurs et de ses envies, passant d’une thématique à l’autre ou en incluant plusieurs dans un même corpus. Mais, toujours, il est revenu, il revient et il reviendra à la nature morte, peut-être parce qu’il a senti, compris, admis que c’est par son biais qu’il se révèle le mieux tel qu’en lui-même.
Chaque nature morte de Toni Catany n’est au final rien d’autre qu’une page de son autobiographie.
Ce n’est assurément pas sa plus récente série qui viendra démentir cette affirmation.
L’idée des autels profanes est née de la mise en relation de cette expression utilisée dans un texte à propos de ses natures mortes et d’un souvenir lointain. Toni s’est remémoré les mois de mai de son enfance à Llucmajor quand, éblouis par le décorum entourant les statues de la vierge dans les églises de la ville – mai est traditionnellement le «mois de Marie» dans la tradition catholique –, ses amis et lui s’amusaient et imitaient ces fastes en élaborant leurs propres autels avec des images pieuses, des fleurs et à peu près tout ce qui leur tombait sous la main.
À partir de ce souvenir, Toni a entrepris de réunir une multitude d’objets qui lui sont particulièrement chers, qui l’entourent au quotidien et qui envahissent littéralement son appartement de Barcelone. Seuls, par paires ou par petits groupes, il les a disposés sur des tables nappées de tissus eux aussi choisis avec soin pour ce qu’ils évoquent et, enfin, les a photographiés de manière frontale, évitant tout effet qui détournerait l’attention du spectateur, avec le souci constant d’aller droit à l’essentiel. Loin de l’exubérance qui caractérisait parfois ses natures mortes colorées des années 1980, ses autels profanes font montre d’une austérité dont les prémices ne se retrouvent que rarement dans ses compositions antérieures.
Tous ces objets devenus sujets, du plus humble au plus précieux, sont indissociables de la vie de Catany: soit qu’il les ait ramenés de sa maison natale, soit qu’ils lui aient été offerts, soit qu’il en ait fait l’acquisition, soit encore qu’ils proviennent de ses nombreux voyages, ils ont désormais tous trouvé leur place dans son panthéon personnel.
Céramiques de Côte d’Ivoire, de l’Atlas marocain, de Majorque ou d’Égypte; fleurs séchées, poussant en pot sur la terrasse ou encore floreres, ces somptueux bouquets exclusivement composés de minuscules coquillages par les vieilles dames majorquines d’avant l’omniprésence de la télévision; madones populaires, saints dépouillés de leurs oripeaux, tanagra de la Grèce antique, idoles précolombiennes, pascuanes, indiennes ou espagnoles; tissu du Ghana, châle du Cachemire, soierie chinoise, pièce de coton ayant servi, saison après saison, à la récolte des amandes dans les champs de la famille Catany; deux coings, une pêche, pour rappeler les plaisirs de la table tout en rendant hommage aux xenia et aux fruteros. Ustensiles de la vie quotidienne, objets d’art ou de dévotion, éternels ou éphémères… Un inventaire que n’aurait pas renié Prévert…
En dévoyant ceci ou cela de sa fonction première, en refusant les hiérarchies, en suscitant les cousinages les plus improbables, en se jouant de la géographie, du temps, des cultures et des religions, en désacralisant au passage le sacré, le photographe invente son propre syncrétisme, puisant aux sources les plus diverses pour saluer l’amour, l’amitié, l’art, l’autre, l’ailleurs. Les choses les plus simples comme les plus sophistiquées, l’instant comme la durée.
Les autels profanes de Toni Catany n’appellent aucune messe, aucun rite, pas plus qu’ils n’invitent au moindre sacrifice. S’ils sont parés d’offrandes, il ne s’agit que d’un cadeau à la vie.