Les mots
«Je réalise des images qui ne décrivent pas les objets ou les événements, qui ne racontent rien,
mais qui voudraient dévoiler de minuscules fragments du temps. Je cherche seulement à
dialoguer avec ce qui me dépasse, ce qui me surprend, ce qui est source de rêve et de désir,
restant solitaire et désespéré face au grotesque et à l’horrible, là où la philosophie et la poésie
sont les seuls remèdes.
Décrire la beauté du monde, s’extasier devant la richesse des cultures, découvrir l’autre furent
les révélations offertes à l’innocence des premiers voyageurs, des premiers photographes. Je ne voyage que pour me rencontrer, pour trouver mes images, celles qui sont en moi et que j’essaie inlassablement de faire apparaître. L’autre est un guide, un initiateur et un complice dans cette quête.
J’ai toujours espéré que derrière l’aspect visible des choses, se cachait un esprit: une sorte d’animisme dans lequel la photographie pourrait révéler un peu de cet au-delà…
Suffirait-il d’arrêter le temps pour voir au-delà des apparences?
Rêver d’une image idéale. Je l’ai cherchée, cette image, je la chercherai encore, dans l’Afrique des origines de l’homme, dans cette sécheresse féconde qui vit naître Lucy – la lumière, en Asie ou tout près de chez moi, partout ou soufflent le vent et la vie. Peut-être l’apercevrai-je furtivement un jour, cette image, cet autoportrait…
Entrevoir, voir sans rien pouvoir dire faute de mots exacts, faire des images, juste des images…»
Bernard Descamps
«C’est le paradoxe de l’image: elle fait écran. Elle isole une portion du monde, exclut le reste. Qu’une vitre soit placée au premier plan, et l’écran est double: elle parasite le décor, le rend opaque, elle floute les personnages derrière elle. Ce qui fait l’image est alors ce qui devrait l’empêcher de se faire: l’image est comme contrainte, livrée aux caprices de l’instant, qu’elle contourne au final, souveraine, puisque malgré toutes ces chausse-trappes, tous ces empêchements, elle existe. Sans être ivre pour autant de sa propre force, sans sacrifier son ou ses sujet(s), que l’opaque, le flou, adoucissent.
(…) Un chien blanc qui s’élance fait vibrer un champ figé par la neige; une silhouette, blanche là encore, gravit un sentier charbonneux, comme désireuse d’échapper à l’hostilité des lieux. Les êtres, vivants, démentent la fixité du décor, l’annulent.
(…) Où sont les rêves, où sont-ils passés ?
Ici, peut-être, dans ce qui s’échappe, ce qui oppose à la mort une fin de non-recevoir.
De ce qui est représenté, on ne saura ni où, ni quand, encore moins pourquoi. Et on ne veut rien savoir: le pire service qu’on puisse rendre à un rêve, c’est de lui demander pourquoi. On laissera alors à leur brume étrange des personnages comme égarés, détachés les uns des autres. L’image nous liera plus à eux qu’ils ne le sont entre eux, voire à eux-mêmes.
Avec ou sans présence humaine, avec brume, avec ou sans vitre, l’important, c’est qu’”on” ait ressenti la nécessité d’enregistrer, de capter dans une image la vibration de l’air à un instant. De partager ce secret-là, et de faire honneur aux fantômes qui traversent le moment, et habitent l’image.
Il me semble que toute œuvre, quel que soit le domaine, doit viser la poésie, approcher le poème. Or, tout poème exprime, je crois, à la fois le regret d’un moment, de son passage, et la gratitude envers celui-ci, pour avoir été, au point de mériter qu’un poème lui soit consacré.
Tout moment vaut peut-être un poème, mais peu sont, comme Bernard Descamps, aptes à le lui offrir. Il est aussi possible que ce soit le regard qui crée le moment, le définit en l’extrayant du temps continu, lui donne sa densité. Pour donner à voir, il faut avoir beaucoup regardé, et aimé ce que l’on a regardé. Il faut débusquer le rêve niché dans les images. (…)
Dominique A
(extrait de la préface de Où sont passés nos rêves?, éditions Filigranes, 2015)